De Jirô Taniguchi
Un jeune homme qui rêve de vivre de sa passion, le dessin, tente sa chance dans un Tokyo où le fracas du miracle économique le dispute au vrombissement de l’effervescence culturelle.
Plongée fascinante dans une décennie électrisée de l’Histoire japonaise et dans le monde de la bande dessinée, Un zoo en hiver, probablement l’œuvre la plus autobiographique de Jirô Taniguchi, est un roman d’apprentissage empli de nostalgie.
Kyoto, hiver 1966. Le jeune Hamaguchi déambule dans le zoo municipal à chaque fois qu’il peut s’éloigner de son quotidien terne dans une entreprise de textile. Hamaguchi rêvasse mais rêve aussi : son ambition, c’est vivre de son art. Dessiner. Au fil des saisons et des rencontres, Hamaguchi trace son chemin et son histoire. Avec Un Zoo en hiver (Casterman), Jirô Taniguchi signe son œuvre la plus autobiographique, un Bildungsroman poétique, sensible et nostalgique ancré dans une décennie électrique de l’histoire japonaise.
Hamaguchi a tout juste 18 ans. Au Japon, il est encore mineur, un vrai poussin. Il travaille dans une entreprise de textile – son métier n’a rien de passionnant – et vit dans un logement partagé avec ses collègues. Son travail l’ennuie, alors dès qu’il en a le temps, il se retrouve à flâner dans le zoo de Kyoto, un cahier de dessins à la main. Il voudrait dessiner, Hamaguchi – dans le textile, pourquoi pas. Des mangas, qui sait…
Un jour, il se retrouve à devoir chaperonner la fille de son patron, fraîchement divorcée suite à sa relation extra-conjugale avec un employé de l’entreprise. Ce rôle, inattendu et délicat, le force à quitter Kyoto pour la capitale. À Tokyo, il retrouve son ami d’enfance Tamura qui saura le remettre en contact avec ses réelles ambitions en lui dégottant un travail d’assistant du mangaka Shiro Kondô. Durant les deux années qui composent Un zoo en hiver, Jirô Taniguchi nous parle des saisons qui mènent de l’enfance à l’âge adulte, mais aussi de l’effervescence du Tokyo des années 1960-70, des bêtes qui composaient la faune nocturne de la capitale japonaise et de lui-même, en filigrane.
L’accès à l’âge adulte se fait-il toujours par la porte d’entrée ?
Hamaguchi n’a rien de l’image que l’on pourrait se faire d’un jeune en 1968. Il est posé, timide, raisonnable. La révolution crépite bien trop loin de son univers. Son rêve – peut-être est-ce moins que cela, peut-être est-ce juste un souhait – est simple : dessiner. Ce n’est pas un croqueur de vie, un aventurier, comme on s’imagine bien les protagonistes des romans de formation. Il est bien souvent le spectateur de la vie des autres. Mais c’est là que Taniguchi nous montre sa finesse : on grandit même en se contentant de regarder. On grandit par le spectacle de la vie des autres.
Le spectacle de la passion extra-conjugale de la fille de son patron, dont il est témoin et ange gardien involontaire, lui apprend par exemple ce qu’est l’amour, ce que peut l’amour. Ou plutôt, ce que peut un amour car le sien, quand il arrive, n’a pas la même substance ni la même saveur.
Son arrivée à Tokyo d’abord, puis dans le studio du mangaka Kondô, se fait presque par inadvertance. Hamaguchi est tour à tour poussé par les circonstances, par le hasard des rencontres ou par l’entremise de ses proches. Hamaguchi réalise son rêve – et tous les personnages lui rappellent à quel point cela est rare – mais il le doit à un mélange de discipline, de hasard et de courage d’autrui. À une époque, la nôtre, où l’on bâtit souvent l’épique de soi-même, la non-grandiosité du destin de Hamaguchi est une perle rare.
Autobiographie d’un souvenir
Jirô Taniguchi, né à Tottori en 1947 et décédé à Tokyo en 2017, a largement puisé dans ses souvenirs pour dresser le portrait du jeune Hamaguchi. Il a lui-même quitté le nid à 18 ans pour travailler dans un bureau à Kyoto et est monté à Tokyo en 1969 pour poursuivre son rêve de devenir mangaka. Ici, à l’image de son personnage, il a été l’assistant de Kyūta Ishikawa pendant 5 ans.
Un zoo en hiver, qui retrace les débuts de sa carrière artistique et son accès, timide mais irrévocable, à l’âge adulte, n’est pas un journal de bord. Il n’a pas les tiraillements et les élans fous de la jeunesse. Il n’y a pas là la folle aventure de la série Le sommet des dieux, que Patrick Imbert a adapté à l’écran. Au contraire, il est teinté de la mélancolie douce du souvenir. Ce natsukashii (懐かしい), cette nostalgie sans regrets dont seuls les Japonais ont le secret, est la dot de l’âge mûr – et mature – et c’est de cette tendresse que sont imbibées les pages de Taniguchi. Pour notre plus grand bonheur.
(edg)