Il aura fallu attendre le tournant du 21ème siècle pour que le cinéma japonais laisse entrer dans son histoire des femmes cinéastes – rien d’étonnant quand on sait que le Japon est toujours au 138ème rang de l’égalité hommes-femmes (Yanagisawa Hakuo, ancien Ministre de la Santé, allait jusqu’à dire en 2007 que « les femmes sont des machines à faire des gosses ! »). Plus précisément, il aura fallu attendre l’emblématique Naomi Kawase, éternelle invitée au festival de Cannes, dont le premier film Suzaku date de 1996. Nous avions coutume qu’elle soit l’unique réalisatrice japonaise à nous amener avec une infinie délicatesse, un rythme vagabond et poétique, vers ces endroits ténus, subtils, du nous, du nous deux, de la connexion. Avec True Mothers (2021), elle va même jusqu’à interroger pour la première fois le rapport à la maternité.
De nouvelles réalisatrices finirent par rejoindre peu à peu la danse (quoique moins bien exportées), pour nous guider vers ces contrées féminines et profondes qui nous parlent de maternité, de liens, d’exclusion, d’amour, de rencontres, de carcan social à dépasser… On pense à Naoko Ogigami, Mika Ninagawa, Yuki Tanada… Chacune présente des portraits transgressifs de la féminité qui mettent de côté le langage visuel étouffé (et étouffant) du regard masculin. Par son extravagance pop et ses compositions audacieuses, colorées, Sakuran (2007) de Mika Ninagawa raconte l’histoire d’une oiran non conventionnelle – une courtisane de haut rang – de la période Edo. Yuki Tanada, scénariste de Sakuran, bouleverse également fréquemment les attentes quant à la façon dont une femme doit agir dans ses propres films, en particulier dans les relations amoureuses. One Million Yen Girl (2008) suit ainsi les traces d’une jeune femme au franc-parler qui parcourt le Japon à la fois pour se chercher et se fuir. Plutôt que de refléter les idéaux « féminins » imposés par la société, les nouvelles réalisatrices s’en sont talentueusement affranchi pour filmer des points de vue de femme sur les femmes, chose suffisamment rare au Japon pour que ce soit souligné. Leur art se consacre ainsi comme autonome, salvateur et précieux.
Le « Programme Hiver » des Saisons Hanabi vous donne la chance de découvrir trois films de trois talentueuses réalisatrices : Tempura de Akiko Ohku, Aristocrats de Yukiko Sode et The Housewife de Yukiko Mishima. Très différents de par leur style et leur esthétique, ils sont liés par cette même volonté de sortir du carcan collectif imposé aux femmes au Japon, explorant la grande difficulté qu’ont leurs héroïnes à faire un pas de côté – qu’elles parviennent finalement toujours à faire. Et si nous avons tenu à sélectionner ces trois films en particulier, c’est parce qu’ils explorent trois temporalités distinctes et décisives dans la vie d’une femme au Japon : la post-adolescence dans Tempura, où il faut apprendre à grandir, à devenir responsable, à sortir de sa bulle pour affirmer ses rêves et son identité ; l’avant-mariage (Aristocrats) et l’après (The Housewife), et toute la pression qui en résulte du fait que le mariage est considéré comme une étape nécessaire par la plupart des Japonais.
En 2005, encore 90% des Japonais considéraient en effet que le mariage était naturel et indispensable : un chiffre impressionnant alors qu’il est en déclin en Occident. Par conséquent, une forte charge pèse encore sur les épaules des jeunes célibataires, les incitant à chercher un partenaire, et rapidement… Les mariages tardifs sont en effet assez mal vus au Japon, une femme étant considérée comme une « makeinu* » si elle n’est pas mariée avant ses 27-30 ans. C’est tout le propos du film Aristocrats qui suit le parcours d’Hanako, toujours célibataire à 30 ans, au grand dam de sa famille riche et traditionnelle. Dans The Housewife, a contrario, le mariage de convenance a déjà eu lieu : il va s’agir maintenant de dépasser son statut de femme au foyer pour reprendre le contrôle de son existence, par le travail notamment. Ces trois films de réalisatrices que Les Saisons Hanabi mettent en avant nous semblent ainsi incontournables et vitaux, parce qu’ils cherchent à restituer leur voix aux femmes, à les laisser reprendre le contrôle de leur vie, de leur liberté, de leurs idéaux.
*« makeinu » : terme péjoratif et familier pour désigner les femmes non mariées de plus de 30 ans qui ont perdu un chien, autrement dit un homme.
Crédits photos : Art House Films