Un livre de Christine R. Yano
Hello Kitty est le contraire d’un OVNI. C’est l’objet le moins non identifié de la planète. À toutes les latitudes, sa bouille à la fois inexpressive et ô combien attendrissante est le symbole du kawaii à la japonaise. Mais cela ne s’arrête pas là : dans son essai sociologique passionnant, La vie en rose Kitty, l’anthropologue nippo-américaine Christine R. Yano explore les nombreuses ambivalences (pas toujours toutes roses) du chaton le plus connu de la planète.
acheter le livreHello Kitty, un chat qui n’en est pas un
Hello Kitty n’est pas un chat. Quand en 2014, en marge de la première rétrospective qui lui était consacrée à l’occasion de son 40ème anniversaire, Sanrio a diffusé cette information, la planète a frissonné. La presse du monde entier (France comprise) a relayé l’information et sa retentissante répercussion. Hello Kitty n’est donc pas un chat. C’est une petite fille. En forme de chat, certes, mais ce n’est pas un chat. Hello Kitty a un chat, comment pourrait-elle être un chat ?
La curatrice de cette exposition, c’était justement Christine R. Yano, l’autrice de l’essai La vie en rose Kitty. Cheffe du département d’anthropologie de l’Université de Hawaï, Yano s’intéresse à de nombreuses facettes de la culture pop et populaire japonaise et nippo-américaine. En cela, rien n’est plus plus pop, japonais et international qu’Hello Kitty.
Le chat aux œufs d’or
Si consacrer un essai aussi touffu à un chaton inexpressif et essentiellement inexistant (bien que purement matériel) peut paraître aberrant, le titre original est plus programmatique : Pink Globalisation, la « mondialisation rose ». Comme disent les Anglo-saxons, follow the money (« suivez l’argent »). Mais ce n’est pas une analyse des comptes de la société Sanrio que propose Yano dans son essai, bien que depuis sa création en 1974, Hello Kitty ait fait office de cheval de Troie, figure de proue et poule aux œufs d’or de Sanrio.
Ce qu’analyse Yano avec une précision passionnante, c’est la portée culturelle et sociologique de ce kyarakutā (« personnage ») hors pair, et sa nature profondément ambivalente. Mais aussi sa vision coloniale et son sous-texte érotique. Et l’invincible puissance du capitalisme qui se cache derrière l’énigmatique non-figure de Hello Kitty. Ou pour mieux dire, dont l’énigmatique non-figure de Hello Kitty est le fier étendard.
Hello Kitty, doubles standards
Hello Kitty est un pur produit. À la différence des objets dérivés des films et franchises signés Disney par exemple, Hello Kitty ne dérive que d’elle même, elle se suffit. Apparue pour la première fois en 1974 sur un porte-monnaie, Hello Kitty s’est affichée partout : papeterie, appareils ménagers, chéquiers de banque, instruments de musique, œuvres d’art. Détournée, massacrée, elle a fait l’objet d’autres et de nouveaux objets. Mais, comme l’a dit David Marchi, directeur marketing chez Sanrio en 2010, « [les anti-Hello Kitty] accroissent le buzz et le succès de la marque ».
Dans sa duplicité savante se niche l’incroyable pouvoir de cette chatte qui n’en est apparemment pas une. Son absence absolu d’expressivité en a fait un symbole absolu du kawaii, cette nuance toute japonaise de ce qui est mignon et adorable en raison d’une certaine fragilité, d’une vulnérabilité qu’on attribue à ce qui est enfantin et (cela soit dit noir sur blanc) féminin.
Parce qu’elle n’a aucune expression, elle peut animer chez les consommateurs toute sorte de sentiment, plus ou moins tendre, et combler toute sorte de vide. Elle qui était née pour les plus petites, conquiert désormais les plus grandes (les plus petites d’autrefois) et se fait lien entre les mères et les filles.
Hello Kitty est à la fois un symbole absolu de la culture pop japonaise et de son « Gross National Cool » et une icône qui s’est choisi des origines britanniques, blanches et bourgeoises, pour conquérir le monde en suivant l’orbite idéale des succès commerciaux venant d’Asie. L’Asie comme point de départ, puis les États-Unis, l’Europe et enfin l’Asie à nouveau, mais en triomphe.
Hello Kitty, l’argent et le pouvoir
Par sa douceur – le slogan de Sanrio est, après tout, Small Gift, Big Smile ( « petit cadeau, grand sourire » – Hello Kitty a littéralement conquis le monde. À une époque où le Japon se léchait encore ses blessures d’après-guerre et de celle que Christine R. Yano définit comme une émasculation culturelle, il a bâti avec Hello Kitty un incroyable cheval de Troie.
À travers, entre autre, le leurre d’un petit chat enfantin et inoffensif, il s’est refait une place sur l’échiquier international grâce à la puissance du soft power, le seul dont il était en mesure de disposer, et s’est taillé un rôle hégémonique en l’espace de quelques décennies.
Hello Kitty n’est pas pas un chat. C’est un cheval de Troie, une figure de proue, un agent secret, une entité à la fois inexistante et matérielle. Hello Kitty est politique, économie, anthropologie et philosophie. Hello Kitty est un abîme.
EDG
Parution : 2016 / 336 pages / Glénat, coll. « Over the Pop » / Traduit du japonais par Marie Renier