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boîte noire

LA BOÎTE NOIRE

Shiori Itō, Éditions Picquier

Traducteur·ice : Jean-Christophe Helary, Aline Koza

288 pages

Être à la fois l’enquêtrice et l’objet de son enquête. C’est la tâche courageuse de La Boîte noire (Éditions Picquier), le livre que Shiori Itō a écrit afin de livrer son combat, un livre qui a dû surmonter bien des obstacles avant même de sortir au Japon. Comment une journaliste pourrait-elle ne pas rechercher la vérité et la crier à grande voix, même quand cela touche sa sphère la plus intime ? La Boîte noire est tout sauf une boîte noire : c’est une boîte de Pandore, enfin ouverte.

Quand la parole se libère

Depuis quelques années, comme on dit, « la parole se libère ». En ce qui concerne les violences faites aux femmes, 2018 a été une année de libération(s). L’affaire Weinstein, le mouvement #MeToo, la découverte amère que la violence et la culture pouvaient faire bon ménage. Les femmes du monde entier ont (r)ouvert les yeux sur leurs vies et sur les violences qui les jalonnaient. Encore aujourd’hui, en France, libérer sa parole est un acte de foi et d’infini courage. Judith Godrèche et toutes les intervenantes et les intervenants à la commission d’enquête relative aux violences commises dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité le savent bien.

Shiori Itō, à l’époque jeune journaliste de 28 ans, a libéré sa parole en 2017, un an avant la grande déflagration. Elle l’a fait en catimini, de concert avec son éditrice, afin d’éviter qu’on la fasse se taire. Elle l’a fait au Japon, un pays où seul 4% des femmes osent porter plainte contre leurs agresseurs.

L’enquêtée e(s)t l’enquêtrice

Quand, deux ans plus tôt, elle rencontre le journaliste Noriyuki Yamaguchi afin de discuter d’une possible embauche, jamais elle n’aurait imaginé se réveillée nue, droguée et souffrante dans une chambre d’hôtel. Elle est en train d’être violée. Quelques jours plus tard, quand elle décide de passer la porte d’un commissariat, ce n’est pas une porte qu’elle découvre : c’est un mur. En effet, personne à la police n’a du mal à la croire mais personne ne la prend au sérieux non plus. Trop haut placé, lui ; sans preuves, elle.

« Les cris de colère du pouvoir ou des hommes puissants se font entendre tout seuls. Mais pas les murmures. Ils ne parviennent ni à l’État ni au public. Être ce relais, c’est sans doute là qu’est la mission du journaliste. »

Alors, que fait-on quand on a un devoir éthique envers soi-même, envers les femmes et envers sa profession ? On enquête. Avec une abnégation et une lucidité hors du commun, Shiori Itō enquête sur ce qui lui arrive. Elle comble les lacunes d’une enquête policière trop timide. Elle met en relief les dysfonctionnements d’un système judiciaire obsolète et misogyne, elle creuse dans les possibilités de ce qui pourrait être fait.

La boîte noire : les mots pour le dire

Depuis la parution au Japon de La boîte noire, la législation autour des violences sexuelles a quelque peu évolué. Les mots ont changé. À l’époque des faits, son agression, couplée de l’emploi d’un sédatif, porte un nom insultant : « quasi-viol ».

« Il n’y a pas de viol à peu de chose près, un viol est un viol. »

Les mots de Shiori Itō, écrits en 2017, résonnent douloureusement chez nous, 8 ans plus tard. Nous qui sommes encore sonné.es par le procès de Mazan, par les propos des accusés et de leurs avocats. Comme la France, le Japon est presque tombé de nues en découvrant qu’il était possible qu’une femme ne garde aucun souvenir de ses agressions mais en conserve toutes les cicatrices.

Au Japon, où la langue est profondément codifiée et ne permet pas, a priori, aux hommes et aux femmes de s’exprimer avec le même degré de liberté, le travail de Shiori Itō est à la fois lexical, social, politique et militant. Ce n’est pas un hasard si, aussi improbable que cela puisse paraître, quand elle se réveille à l’hôtel en plein milieu de son viol, c’est en anglais qu’elle s’exprime. « What the fuck are you doing ? » Faute d’une langue où la violence, l’autodéfense est admise, Shiori Itō en trouve une autre, désespérément.

Black Box Diaries : les images pour le dire encore

Black Box Diaries sortira en France le 12 mars. Le film, qui rafle les prix internationaux, est le premier documentaire japonais en lice pour les Oscars. L’histoire se poursuit, heureusement. L’écriture fougueuse du livre et sa publication acrobatique y sont racontées. S’ensuivent les coups-de-théâtre et le dénouement de la justice.

« La société doit être éduquée pour que l’on cesse de présumer que « si je ne dis pas NON, ce n’est pas NON », car « si je ne dis pas OUI, c’est que je ne consens pas ». »

En avance sur son temps et sur son pays, Shiori Itō a été la pierre angulaire d’un édifice. Un édifice qui grandit doucement, une voix après l’autre, une rencontre après l’autre, une femme à la fois. Et qui ne s’arrêtera pas.

EDG