Koki Nakano, Lift, Nø Førmat, 2016.
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Il faut imaginer l’effet d’heureux dépaysement qu’ont ces journées d’hiver miraculées par la chaleur, ou la pluie qui tombe de nulle part, lâchée par un ciel dégagé. La grêle en juillet, c’est ça la musique de Koki Nakano.
La musique de Koki Nakano ressemble à cette journée de septembre où nous l’avons rencontré, une journée de septembre déguisée en juin, dans un café doucement bruyant du XXème arrondissement.
Vingt-neuf ans, originaire de Fukuoka, il a l’allure enviable des discrets lumineux, une élégance exacte, la trajectoire déterminée d’un trait de crayon sur une règle. Il commence le piano à l’âge de trois ans. Son père, qui voulait être comédien, rêve que ses enfants puissent vivre de leur art. Il intègre un lycée de Tokyo très renommé pour les solistes de piano, puis décide de bifurquer à la fac vers la composition. Ça ne suffit pas. Il commence à organiser des concerts aux quatre coins de Tokyo avec son groupe, jusqu’à ce que ses études ne commencent à l’étouffer. « Ces concerts ont été mon vrai entrainement à la composition. »
Et de salle tokyoïte en foyer parisien, le voilà jouer, il y a quatre ans, ému et tendu, à la Maison de la Culture du Japon. Il a une estime folle pour un violoncelliste français de génie, Vincent Ségal, et un rêve encore plus fou: enregistrer avec lui un album au sein du label Nø Førmat. Ce soir d’il y a quatre ans, Laurent Bizot, le directeur de Nø Førmat, est dans la salle. « C’est encore trop classique pour nous. Mais si tu as des partitions, envoie-les à Vincent. » Chose dite, chose faite, et c’est l’atome crochu. « J’avais très peur qu’il ne veuille pas accepter mon projet parce qu’il est, lui aussi, un très bon compositeur et un excellent improvisateur, voire le meilleur improvisateur contemporain. Mais ça a dû tomber à un bon moment pour lui parce qu’il n’avait pas travaillé sur un projet pareil depuis longtemps et il était ravi de recommencer à lire les partitions. C’était un défi pour tous les deux. » Et pour réaliser ce rêve fou, Koki Nakano quitte la fac, le Japon et s’installe à Paris.
Nait peu à peu Lift, son album pour et avec Vincent Ségal. Mais pourquoi composer pour piano et violoncelle? « J’avais un très bon copain au lycée qui jouait du violoncelle, ça vient de là! Et puis le violoncelle, ça ressemble à la voix humaine: j’aime ce côté chantant qui accompagne le piano. Le violoncelle est un instrument un peu délaissé, on en a découvert la force soliste depuis peu finalement. Ça m’oblige à inventer des choses. De ce point de vue-là, Vincent est un véritable inventeur, un pionnier, il emprunte à différentes approches musicales et les apporte à son éducation classique. Même en étant de deux différentes générations, il comprend ma musique. On n’a même pas besoin de parler: on se pose, on se tait et on joue. Et il a accepté de me suivre avec beaucoup de discipline, malgré notre différence d’âge et son expérience. Il est devenu un mentor pour moi. »
Picorant tous les styles et pataugeant dans tous les genres, il est difficile – et, probablement, franchement inutile aussi – de mettre une étiquette sur la planète Nakano, qui orbite avec grâce autour de la musique classique sans jamais faire de révolutions tout à fait circulaires. « À mon sens, il faut entendre par « musique classique » tout ce patrimoine musical qui est arrivé jusqu’à nous malgré le temps et une culture de plus en plus matérialiste et caduque. C’est mon devoir de toujours me demander quoi apporter de neuf et de durable à ce patrimoine centenaire. »
Nakano parle souvent – et c’est un bonheur de l’entendre – de sa responsabilité artistique et du respect qu’il porte envers les traditions artistiques ou musicales avec lesquelles il a dialogué ou desquelles il a pris ses distances. En l’entendant, la musique est à la fois un acte infiniment spontané et une sorte d’artisanat civique. « En vérité, je ne me pose pas autant de questions. J’écris ce que je ressens, pas ce que je pense. Composer, ce n’est pas un métier, je dois le faire : je me réveille et je compose comme j’écrirais un journal intime. »
Et à quoi ressemble être un artiste japonais en France? « Il y a aujourd’hui beaucoup d’artistes japonais que je respecte énormément, et ce dans tous les domaines: Rei Kawakubo, le créateur de la marque Comme des Garçons, le réalisateur Hayao Miyazaki, etc. Ils ont presque tous développé un sens de la précision très aiguisé qui pourrait correspondre à un « style japonais » aux yeux des étrangers. Mais les yeux des étrangers changent: internet et la bonne globalisation sont en train d’ouvrir de nouveaux horizons. Le filtre personnel prime sur le filtre culturel ou national. Ceci dit, dans mon cas, c’est ici que les gens me comprennent le plus: au Japon on me regardait de travers, on disait que j’étais trop abstrait! »
Pourvu que cette abstraction dure longtemps, aussi longtemps que la musique classique.
(edg)