Des Chevaux et du vent
Akiko Kawasaki, Éditions Picquier.
Traduit du japonais par Patrick Honnoré
256 pages
Oubliez le Far West, l’épique nord-américaine du pionnier intrépide, du cow-boy défricheur. Dans le « Far North » japonais, sur l’île d’Hokkaidô, les premiers colons font corps-à-corps avec la terre et la mer. Majestueux récit, Des Chevaux et du vent de Akiko Kawasaki (Éditions Picquier) nous offre une saga discrète mais tenace sur plusieurs générations, de l’époque Meiji à nos jours, d’hommes et de femmes dont le destin est intimement lié aux chevaux. Sauvage, impitoyable, à la fois bestial et incroyablement humain.
Générations et régénérations
Tout commence avec Sutezô. Cet enfant, dont le prénom signifie « l’enfant abandonné », est le fils d’une femme, désormais folle, et d’un père inconnu. Petit-fils du chef du village, il a été éloigné de sa famille d’origine afin d’en préserver l’honneur. Quand, tout à fait par hasard, Sutezô apprend qu’une vaste campagne de recherche de pionniers est menée afin de coloniser Hokkaidô, l’île la plus septentrionale et sauvage de l’Archipel, il n’a rien à perdre derrière lui. Le jour de son départ, alors qu’il vient d’acheter un cheval pour se rendre jusqu’à Hokkaidô, sa mère lui confie une lettre qui retrace les circonstances de sa naissance.
Miné, la mère de Sutezô, était tombée amoureuse d’un paysan et attendait de lui un enfant. Enceinte, essayant de fuir les hommes du village venus la récupérer, Miné reste coincée avec son cheval sous une avalanche. Pendant des mois, elle restera enfermé dans cette caverne en se nourrissant de la chair du cheval jusqu’à ce qu’on la retrouve, nue, émaciée et complètement désorientée. Dès lors, elle se persuade que l’enfant est le fruit de trois acteurs : l’homme, la femme et le cheval, dont le corps en a assuré la survie.
Le point de bascule
Sutezo deviendra un homme et un éleveur de chevaux, épaulé par sa petite-fille Kazuko. Née entourée par la mer et les chevaux, elle se voit répéter les gestes de son grand-père et en hériter la destinée. Pourtant, sa vie et celle de sa famille basculent quand un typhon isole fatalement leur cheptel sur une île. Sans chevaux, ils doivent tout recommencer, repenser, réécrire.
Des années plus tard, quand Kazuko est grand-mère à son tour, sa petite-fille Hikari se retrouve presque par hasard à reparcourir les traces de ses aïeuls jusqu’à l’île sauvage de Hanajima, celle où le cheptel de chevaux était resté coincé. Elle fera face à ce passé familial, à la question de l’héritage de la mémoire et du vécu, à elle-même.
Sans le triomphalisme des récits de pionniers nord-américains, Kawasaki livre une histoire familiale riche en rebondissements mais sans épopées, sans une épique auto-référentielle. On baisse la tête et on travaille : si on peut, on fait ; si on ne peut pas, on s’arrête. Elle nous apprend qu’un héros s’incline aussi, s’il le faut.
L’Homme et la Nature, ni guerre ni paix
La lutte de l’Homme et de la Nature est un leurre occidental. C’est une terminologie qui présuppose le rapport de force entre un dominant et un dominé, un vainqueur et un vaincu. Dans Des Chevaux et du vent, ce que Kawasaki propose, c’est une cohabitation. Une cohabitation où l’Homme est le locataire de la Nature. Il n’y a pas d’animosité, d’antagonismes ou de revanches. Il y a des limites, des obstacles – éventuellement à franchir, jamais à abattre. Les titres des chapitres en témoignent : « Ce n’est pas à notre portée », « Impuissance», « Karma »…
La synergie entre l’animal et l’humain n’est pas pour autant idyllique, sucrée et utopique. Elle tient plutôt de l’amae, ce sentiment complexe d’attachement réciproque, d’interdépendance théorisé par le psychanalyste japonais Takeo Doi. Pour nous les Occidentaux, cette connivence de l’humain et de l’animal que Kawasaki met en scène est incroyablement déroutante. C’est une promiscuité philosophique qui nous prend au dépourvu et qui nous apprend des choses, à nous qui pensons tout savoir.
Une littérature du territoire
Née en 1979 sur l’île de Hokkaido, Akiko Kawasaki a appris les techniques d’élevage de moutons en Nouvelle-Zélande, avant de travailler dans la ferme laitière familiale. Ce vécu en contact avec la faune et la flore traverse tout ses romans, un vécu fait de frictions, de matière, de limites. Ses personnages humains sont souvent silencieux mais traversés d’un millier de fleuves souterrains. Les animaux le sont à leur tour, imperscrutables mais bouillonnants. Rarement nous avons été mis, lecteurs, à un niveau de proximité si poussé avec l’animal, yeux dans les yeux, peau contre poil. Une intimité dont nous avions tout désappris. Jusque là.
E.D.G